M. le secrétaire d’État, vous avez déclaré dans Le Soir du 18octobre 2019 que vous souhaitiez donner de la « gueule » à Bruxelles, en particulier en y facilitant l’érection d’immeubles tours. Mais, ici, nous sommes nombreux à penser que Bruxelles a déjà de la « gueule ». Au-delà de la querelle entre anciens et modernes qu’elle tend à cristalliser à propos de la forme urbaine, la question des immeubles de grande hauteur pose problème à maints égards, particulièrement en termes urbanistiques, environnementaux et économiques.
La question de l’opportunité des immeubles de grande hauteur à Bruxelles est revenue dans le débat public vers 2009. En effet, en 2007, le plan de développement international de Bruxelles (PDI) était centré sur la question des grandes infrastructures jugées susceptibles de conforter le statut international de Bruxelles et il n’était pas question d’immeubles tours.
Depuis une douzaine d’années, Bruxelles regagne des habitants et il n’y a plus beaucoup de demandes pour l’immobilier tertiaire. Les investisseurs se sont dès lors engagés dans un discours tendant à asséner à toute occasion qu’il n’y a plus de terrains disponibles et qu’il convient de modifier l’affectation de certaines zones du plan régional d’affectation du sol (PRAS) afin de libérer de vastes terrains pour changer d’échelle, de s’engager dans l’urbanisme de projets et de construire de grands ensembles neufs, nécessairement mixtes puisque la monofonctionnalité a mené à une perte d’urbanité préjudiciable à tous points de vue.
Nous pourrions tout à fait souscrire à cette vision si elle ne faisait pas, dans le même élan, l’impasse sur la réaffectation de la ville existante, puisque dans le même temps, malheureusement, les logements vides, les immeubles à l’abandon ou insalubres et les logements surpeuplés -autrement dit la galère quotidienne des ménages à faibles revenus et des associations qui tentent de les épauler-persistent.
Cherchant à objectiver la question de l’opportunité de la construction d’immeubles tours, la Région a commandé en 2009 une étude universitaire pilotée par l’Université catholique de Louvain (UCL), « BXXL, Objectivation des avantages et inconvénients des immeubles élevés à Bruxelles », et organisé un colloque, dont les actes ont été publiés en 2010 sous le titre « Bruxelles-les tours-la ville ». Cette étude démontre ce que chaque urbaniste sait déjà: la tour « entretient un rapport paradoxal à la densité. Les quartiers de tours ne sont pas forcément plus denses, et les immeubles haussmanniens R+5 ont souvent une densité plus forte que des barres de logements R+15 », puisqu’il faut naturellement de l’espace autour de ces constructions. Tout cela nous a été rappelé lors de la journée d’étude sur la densité mentionnée par Mme Nagy.
En 2012, une étude exploratoire de la problématique des hauteurs en Région de Bruxelles-Capitale a été commandée par la Région au bureau d’architectes BUUR.
En 2014, la construction d’UP-site -quasiment la seule tour de logements, mis à part Brusilia qui est moins haute-, rebaptisée ensuite Premium, fit la démonstration que la tour constituait un objet spéculatif, puisque Atenor avait obtenu 40 étages là où le règlement régional d’urbanisme (RRU) n’en aurait autorisé que quatre. Ce bonus fut accordé par les pouvoirs publics. L’argument esthétique est relatif, puisque vous-même avez affirmé dans cette salle que vous la trouviez laide.
Après UP-site, nous pensions en avoir terminé avec ce genre d’édifice et d’immobilier spéculatif, qui rassemblent des locations brèves et des investisseurs plutôt que des résidents permanents s’acquittant de leurs contributions.
Dans le cadre de l’élaboration du plan régional de développement durable (PRDD) entre 2014 et 2016, l’intention de construire des immeubles tours refait pourtant surface et est endossée par la Région. Le rapport sur les incidences environnementales du projet de PRDD accorde une place considérable à ces questions: « Le projet de PRDD propose de densifier en renforçant la structure urbaine via l’implantation de bâtiments plus élevés que le tissu urbain habituel ».
Notons que l’implantation d’un bâtiment élevé ne constitue pas en soi un moyen de densification, mais il peut être utilisé comme un outil pour densifier (tout dépend de l’espace non bâti autour des constructions). En revanche, le projet de PRDD précise que l’implantation d’un bâtiment élevé ne peut pas être encouragée dans le seul but de densifier le tissu. Il n’y a donc pas de lien entre les tours et la densité.
À ce sujet, le projet de PRDD, s’appuyant sur l’étude de 2012, distingue deux types de bâtiments élevés, à savoir les tours iconiques ou d’ampleur régionale et les tours génériques ou d’ampleur locale. Tels sont donc les deux concepts que l’on retrouve dans le projet de PRDD.
Pour l’ensemble des tours, le projet de PRDD propose des principes d’implantation standard sur la base de conditions d’intégration et de localisation générales dont les principaux aspects sont les suivants: l’implantation en lien avec des espaces ouverts qui structurent la ville, l’aménagement de fronts bâtis plus élevés dans les limites des grands espaces verts, la densification le long d’espaces linéaires via une approche spécifique, la prise en considération des perspectives et panoramas à construire et à préserver (ce point fait actuellement l’objet des polémiques liées au plan d’aménagement directeur de la rue de la Loi, car ces tours seraient visibles depuis le haut de la ville et les zones historiques), l’objectif d’excellence et d’exemplarité des bâtiments compte tenu de leur impact ainsi que l’apport d’une plus-value de qualité de vie pour le quartier.
Par ailleurs, le projet de PRDD propose de « densifier le tissu urbain en s’appuyant sur une structure de mobilité durable ». Je pense que nous n’y sommes pas encore.
Il préconise des rapports planchers/sol plus élevés sur les corridors d’accessibilité. Cette notion est notamment citée dans l’étude préalable du projet de PRDD sur la densité, réalisée par Cooparch-RU scrl, qui reprend comme corridors d’accessibilité, les zones dans un rayon de 600 mètres autour de toutes les gares ferroviaires et stations de métro.
L’avis de la Commission régionale de développement (CRD) du 27novembre 2017 synthétise les remarques relatives au projet de PRDD, y compris celles qui concernent les tours. Je ne vais pas reprendre toutes ces remarques qui s’apparentent davantage à des critiques et qui n’ont pas vraiment trouvé de réponses. La CRD fait sien l’avis de la Commission royale des monuments et des sites (CRMS): les bâtiments élevés peuvent servir à densifier, mais pas nécessairement.
L’étude spatiale de 2012 montre bien que le principe de la construction en hauteur se heurte aux prescrits défensifs du cadre légal existant. C’est pour cette raison qu’ont été introduits les plans d’aménagement directeurs (PAD). Les Bruxellois sont donc actuellement confrontés à des projets de PAD comprenant des tours.
En termes économiques, vous avez évoqué cet enjeu après votre voyage à Singapour, qui me semble présenter quelques différences avec notre ville. En effet, le terrain y est particulièrement rare et cher, la densité très élevée et cette ville porte un modèle de développement économique et de société très différent du nôtre. Par ailleurs, l’étude BXXL démontrait qu’il n’y avait pas suffisamment de demandes à Bruxelles pour ce type de produit immobilier.
Sur le plan urbanistique, de nombreux critères différents de ceux relevés par la CRD et par la CRMS ne sont pas remplis. Quant aux aspects environnementaux, le gouvernement plaide pour une consommation d’énergie maîtrisée.
Or, ainsi que l’a rappelé l’Union professionnelle du secteur immobilier (UPSI) la semaine dernière, la consommation d’énergie est élevée, non seulement pour les matériaux et la construction des immeubles de grande hauteur, mais aussi pour le chauffage, le refroidissement et les équipements (dont les ascenseurs): on parle de 100kWh/m²/an pour la tour de logements Premium, alors que la consommation d’un bâtiment « exemplaire » avoisine les 35kWh/m²/an.
Sur le plan économique, pensez-vous que le prix du mètre carré à la vente et les loyers pratiqués à Bruxelles (qui sont déjà bien trop élevés pour la majeure partie de la population), soient susceptibles de couvrir les surcoûts liés à la construction en hauteur? Selon l’UPSI, ce n’est pas le cas. Considérez-vous que ce type d’appartements est accessible aux ménages à faibles revenus?
Sur le plan urbanistique, comment les objections soulevées dans le rapport d’incidences du PRDD et les avis des instances sont-elles traitées? La mise en œuvre du comité d’accompagnement BXXL, qui était préconisée dans l’étude de 2012, est-elle envisagée?
Ne serait-il pas opportun d’envisager les projets de tours uniquement en dehors des périmètres et des perspectives des zones d’intérêt culturel, historique, esthétique ou d’embellissement (Zichee)? Dans le cas du plan d’aménagement directeur de la rue de la Loi, on constate que c’est ce point-là qui pose problème.
Enfin, sur le plan environnemental, existe-t-il des études complémentaires quant aux surcoûts de consommation d’énergie des immeubles élevés? Comment la construction de tours s’intègre-t-elle dans les objectifs du plan national énergie-climat (PNEC) visant à réduire l’impact du secteur du logement en matière de production de CO2, compte tenu des nouvelles résolutions de la Région en la matière?
Mon intervention complète et la réponse du Ministre ici:
http://www.parlement.brussels/weblex-quest-det/?moncode=143779&base=1&taal=fr